Dans ces 38 tactiques pour avoir toujours raison lors d'une discussion, Schopenhauer nous décrits de nombreux aspects du discours politicien et/ou psychopathique. 1. Exagérer Étirer laffirmation de ladversaire au-delà de ses limites naturelles, linterpréter de la façon la plus générale possible. Ceci est particulièrement aisé avec des gens qui font des assertions généralisantes. Ex : Les Chinois , Les femmes , les hommes 2. Jouer sur les mots Utiliser lhomonymie pour étendre également laffirmation à ce qui, à part le même mot, na pas grand-chose ou rien du tout en commun avec lobjet du débat, puis réfuter de façon lumineuse et se donner ainsi lair davoir réfuté laffirmation elle-même. Ex. : Vous nêtes pas encore initié aux mystères de la philosophie kantienne Ah, quand il est question de mystères, cela ne mintéresse pas. 3. Généraliser (1) Prendre laffirmation posée relativement comme si elle létait de façon générale, ou du moins la concevoir dans un rapport tout à fait différent et la réfuter dans ce sens. Ex. : Certains homosexuels peuvent avoir des comportements pervers Les homosexuels sont des gens normaux et non pas pervers. 4. Cacher son jeu Quand on veut arriver à une conclusion, il ne faut pas la laisser prévoir mais obtenir discrètement quon en admette les prémisses en disséminant celle-ci au cours de la conversation. Il faut faire approuver les prémisses dans le désordre de façon à cacher son jeu et éviter que ladversaire tente toutes sortes de manuvres pour contrer notre thèse. On peut même utiliser des prémisses sans rapport avec le thème pour brouiller les pistes. 5. Les faux arguments de l'adversaire Le vrai peut réfuter de fausses prémisses, alors que le faux ne peut jamais découler de vraies prémisses. Cest ainsi que lon peut réfuter des propositions fausses de ladversaire au moyen dautres propositions fausses quil considère comme vraies ; car cest à lui que nous avons affaire et il faut utiliser son mode de pensée. Ex. : Si notre interlocuteur est adepte dune secte quelconque que nous napprouvons pas, nous pouvons utiliser contre lui les préceptes de cette secte. 6. Affirmer péremptoirement Tout discours sappuie sur des prémisses. Pour élaborer une thèse, il faut sentendre sur un certain nombre daffirmations. En sappuyant sur une « vérité dévidence », en postulant ce que lon aurait à prouver, on peut conduire linterlocuteur à reconnaître la validité de notre thèse. La répartie à ce stratagème consiste à réfuter systématiquement chacune des prémisses de notre interlocuteur. Ex. : Affirmer lincertitude de la médecine en affirmant lincertitude de tout savoir humain. 7. Noyer le poisson Poser beaucoup de questions à la fois et élargir le contexte pour cacher ce que lon veut véritablement faire admettre. En revanche, exposer rapidement son argumentation à partir de concessions obtenues, car ceux qui sont lents à comprendre ne peuvent suivre exactement la démonstration et nen peuvent voir les défauts et les lacunes éventuelles. Ex. : Tout débat à la Chambre des communes en fournit dabondants exemples. 8. Susciter la colère de l'adversaire Mettre ladversaire en colère, car dans sa fureur il est hors détat de porter un jugement correct et de percevoir son intérêt. On le met en colère en étant ouvertement injuste envers lui, en le provoquant et, dune façon générale, en faisant preuve dimpudence. Si on le connaît personnellement, on peut exhiber son point faible. En parlant ouvertement ce dont il a honte on va brouiller son esprit et il sera incapable de formuler un jugement cohérent. Ex. : Sachant que notre interlocuteur a déjà été condamné pour un délit au criminel ou au civil, on peut le mentionner ouvertement dans la discussion pour discréditer son intégrité. 9. Brouiller les pistes Ne pas poser les questions dans lordre exigé par la conclusion quil faut en tirer, mais dans toutes sortes de permutations ; il ne peut savoir ainsi où on veut en venir et ne peut se prémunir. On peut aussi utiliser ses réponses pour en tirer diverses conclusions, même opposées, en fonction de leur nature. Ce stratagème est apparenté au quatrième dans la mesure où il faut dissimuler sa manière de procéder. Ex. : Linspecteur de police, durant son interrogatoire, va poser toutes sortes de questions sans rapport apparent entre elles afin, plus tard, de pouvoir en tirer des conclusions qui vont dans le sens de son enquête sans que le prévenu ne lait vu venir. 10. Par l'antithèse Quand on se rend compte que ladversaire fait exprès de rejeter les questions qui auraient besoin dune réponse positive pour soutenir notre thèse, il faut linterroger sur la thèse contraire, comme si cétait cela que lon voulait le voir approuver ; ou tout du moins, lui donner le choix entre les deux de telle sorte quil ne sache plus quelle est la thèse à laquelle on souhaite quil adhère. Ex. : Limportant est de prendre le dessus sur ladversaire, lui montrer quil a tort et que nous avons raison. Nous pouvons donc feindre momentanément adhérer à sa thèse, lappuyer avec nos propres arguments, pour ensuite le trouver en défaut sur un point qui la fasse seffondrer. 11. Linduction Faire croire à ladversaire quil a reconnu lui-même une « vérité générale admise » en lui faisant concéder plusieurs cas particuliers par induction. Ex. : Lacier est un métal solide à la température ambiante. Lor aussi est un métal solide à la température ambiante. De même que laluminium, le bronze etc. Donc, on peut dire que tous les métaux sont solides à la température ambiante. 12. Titre ronflant Choisir une désignation flatteuse pour désigner notre thèse, notre fonction, notre titre. Ou à linverse, utiliser des termes orduriers pour désigner une thèse que lon cherche à discréditer. Un orateur trahit souvent à lavance ses intentions par les noms quil donne aux choses. Ex. : Désigner la personne atteinte de la maladie du SIDA comme « sidéen » plutôt que comme « sidatique » , le premier terme sapparentant à lhabitant dun pays plutôt que le second qui désigne celui qui est affublé dune maladie. Désigner les protestants comme « LÉglise Unie » alors que les catholiques les considèrent comme des « hérétiques ». Parler des cols bleus comme des « fiers à bras » ou parler des intellectuels comme des « pousseux de crayon » pour discréditer leur fonction sociale. 13. Contraste engageant Pour faire en sorte quil accepte notre thèse, nous devons lui en présenter le contraire et lui laisser le choix, ayant pris soin de mettre en évidence laspect péjoratif de cette antithèse. Ladversaire, sous peine quon croit quil cultive lart du paradoxe, ne pourra faire autrement que de se rallier à notre manière de penser. Ex. : Cest comme quand on met du gris à côté du noir : on dirait du blanc ; alors que si on le met à côté du blanc, on dirait du noir. 14. Triomphe proclamé Un tour pendable consiste, quand il a répondu à plusieurs questions sans que ces réponses soient allées dans le sens de la conclusion vers laquelle nous tendons, à déclarer quainsi la déduction à laquelle on voulait aboutir est prouvée, bien quelle nen résulte aucunement. Il faut le proclamer triomphalement. Linterlocuteur se retrouvera complètement déstabilisé du fait que, ne trouvant aucun lien entre le discours et la conclusion, on laisse entendre quil nest pas assez subtil pour lavoir saisi. Il a donc le choix entre perdre la partie ou paraître lent desprit. Il y a toutes les chances quil choisisse dêtre perdant pour faire croire quil a compris le lien bidon et sauvegarder sa réputation « dintelligent ». Ce stratagème fonctionne admirablement avec les timides et les lents desprits mais il peut générer la haine et la vengeance sournoise. 15. Se décoincer Si nous avons posé une thèse paradoxale que nous avons du mal à démontrer, il faut présenter à ladversaire nimporte quelle proposition exacte, mais dune exactitude pas tout à fait évidente, afin quil laccepte ou la rejette. Sil la rejette par méfiance, nous le confondons par labsurde et triomphons ; mais sil laccepte cest que nous avons tenu des propos raisonnables et nous pouvons ajuster notre tir en conséquence. Ou bien nous ajoutons le stratagème #14 et affirmons alors que notre paradoxe est démontré. Il faut pour cela être dune extrême imprudence, mais il y a des gens qui pratiquent ceci très adroitement de façon instinctive. 16. Inciter à se commettre, à cohérence Quand ladversaire fait une affirmation, nous devons chercher à savoir si elle nest pas dune certaine façon, et ne serait-ce quen apparence, en contradiction avec quelque chose quil a dit ou admis auparavant, ou avec les principes dune école ou dune secte dont il a fait léloge, ou avec les actes des adeptes de cette secte, quil soient sincères ou non, ou avec ses propres faits et gestes. Ce stratagème est très facile à appliquer puisque, nayant pas eu lopportunité de faire le « ménage » dans leurs idées reçues, la plupart des gens sont des paradoxes ambulants. Ex. : Sil prend parti en faveur du suicide, lui demander aussitôt : « Pourquoi ne te suicide-tu donc pas? » Ou bien sil dit que Montréal est une ville désagréable, sécrier aussitôt : « Comment se fait-il que tu y habites? » etc. 17. Introduire une distinction Si ladversaire a une parade qui nous met dans lembarras, nous pourrons souvent nous tirer daffaire grâce à une distinction subtile à laquelle nous navions pas pensé auparavant si tant est que lobjet du débat admette une double interprétation ou deux cas distincts. 18. Détourner la conversation Si nous nous rendons compte que ladversaire sest emparé dune argumentation qui va lui permettre de nous battre, nous devons lempêcher de parvenir au bout de sa démonstration en interrompant à temps le cours de la discussion, en nous esquivant ou en détournant le débat vers dautres propositions. Ex. : Lorsque ladversaire vous dit que vous avez tort, faites-lui remarquer que son lacet de soulier est détaché. 19. Généraliser (2) Si ladversaire exige expressément que nous argumentions contre un certain aspect de son affirmation, et que nous nayons rien de valable à dire, il faut se lancer dans un débat général et la contrer. Ex. : Si nous devons dire pourquoi une certaine hypothèse physique nest pas fiable, nous parlerons du caractère fallacieux du savoir humain et lillustrerons par toutes sortes dexemples. 20. Conclure Si nous lui avons demandé les prémisses et quil les a admises, il faut, non pas lui demander en plus la conclusion, mais la tirer nous-même ; et même sil manque lune ou lautre des prémisses, nous la considérerons comme admise et tirerons la conclusion. Nous donnerons ainsi lillusion à ladversaire quil approuve de fait cette conclusion puisque ce sont ses prémisses qui la soutiennent. 21. À question stupide, réponse stupide En cas dargument spécieux ou sophistique de ladversaire dont nous ne sommes pas dupes, nous pouvons certes le démolir en expliquant ce quil a dinsidieux et de fallacieux. Mais il est préférable de lui opposer un contre-argument aussi spécieux et sophistique afin de lui régler son compte. Car ce qui importe, ce nest pas la vérité mais la victoire. Ex. : Si ladversaire avance un argument ad hominem [1] il suffit de le désarmer par un contre-argument ad hominem ; et dune manière générale, au lieu davoir à discuter longuement de la vraie nature des choses, il est plus rapide de donner une argumentation ad hominem quand loccasion se présente. 22. Pétition de principe Sil exige que nous concédions une chose doù découlerait directement le problème débattu, il faut refuser en prétendant quil sagit là dune pétition de principe [2] ; car lui et les témoins du débat auront tendance à considérer une proposition proche du problème comme identique à ce problème ; nous le privons ainsi de son meilleur argument. 23. Réfuter les exagérations La contradiction et la querelle incitent parfois ladversaire à exagérer notre affirmation. En le contredisant, nous pouvons donc le pousser à tirer une affirmation, éventuellement exacte dans les limites requises, au-delà de la vérité ; mais une fois que nous avons réfuté cette exagération, il semble également que nous ayons réfuté la thèse originelle. À linverse, nous devons nous garder de nous laisser entraîner par la contradiction à exagérer ou à élargir le champ de notre thèse. Souvent aussi, ladversaire lui-même essaiera directement de faire reculer les limites que nous avions fixées : il faut immédiatement y mettre un terme et le ramener aux limites de notre affirmation. Ex. : « Voilà ce que jai dit, et rien de plus ». 24. Forcer la thèse On force la thèse de ladversaire en en tirant de fausses conclusions et en déformant les concepts, pour en faire sortir des propositions qui ne sy trouvent pas et qui ne reflètent pas du tout lopinion de ladversaire car elles sont au contraire absurdes ou dangereuses. Comme il semble quil découle de sa thèse des propositions qui, soit se contredisent elles-mêmes, soit contredisent des vérités reconnues, ce stratagème passe pour une réfutation indirecte, une apagogie (démonstration par labsurde). 25. Trouver une exception Il faut faire une apagogie au moyen dune instance. Si ladversaire procède par linduction, il requiert un grand nombre de cas pour poser sa thèse générale. Nous navons besoin que de poser un seul cas en contradiction avec la proposition pour que celle-ci soit renversée. Ex. : La thèse « tous les ruminants ont des cornes » est réfutée par linstance unique des chameaux. 26. Retourner son argument contre lui Une technique brillante consiste à retourner son propre argument contre ladversaire, quand largument quil veut utiliser à ses fins peut être encore meilleur si on le retourne contre lui. Ex. : Cest un enfant, il faut être indulgent avec lui. Cest justement parce que cest un enfant quil faut le punir pour lempêcher de prendre de mauvaises habitudes. 27. Empirer la colère de l'adversaire Si un argument met inopinément ladversaire en colère, il faut sefforcer de pousser cet argument encore plus loin : non seulement parce quil est bon de le mettre en colère (voir le stratagème no. , mais parce quon peut supposer que lon a touché le point faible de son raisonnement et quon peut sans doute lattaquer encore davantage sur ce point quon ne lavait dabord pensé. 28. Ridiculiser d'autorité en tablant sur la naïveté de l'auditoire Ce stratagème est surtout utilisable quand des savants se disputent devant des auditeurs ignorants. Il consiste à avancer une objection non valable mais dont le seul spécialiste reconnaît le manque de validité. Celui qui est le spécialiste, cest ladversaire, pas les auditeurs. À leurs yeux, cest donc lui qui est battu, surtout si lobjection fait apparaître son affirmation sous un jour ridicule. Les gens sont toujours prêts à rire, et on a alors les rieurs de son côté. Pour démontrer la nullité de lobjection, il faudrait que ladversaire fasse une longue démonstration et remonte aux principes scientifiques ou à dautres faits, et il lui sera difficile de se faire entendre. Ex. : Ladversaire dit : « Au cours de la formation des montagnes primitives, la masse à partir de laquelle le granit et tout le reste de ces montagnes sest cristallisé était liquide à cause de la chaleur, donc fondu. La chaleur devait être denviron 200˚ Réaumur et la masse sest cristallisée au dessous de la surface de la mer qui la recouvrait. » Nous avançons largument que : « à cette température, et même bien avant, vers 80˚, la mer se serait mise à bouillir depuis longtemps et se serait évaporée dans latmosphère. » Les auditeurs séclatent de rire. Pour nous battre, il lui faudrait démontrer que le point débullition ne dépend pas seulement du degré de température mais tout autant de la pression de latmosphère et que celle-ci, dès que par exemple la moitié de la mer serait transformée en vapeur deau, elle aurait tellement augmenté quil ny aurait plus débullition, même à 200˚ Réaumur. Mais il ne le fera pas car avec des non-physiciens, il y faudrait une véritable conférence. 29. Faire diversion (semblable à 18.) Si on se rend compte que lon va être battu, il faut faire une diversion, cest-à-dire quon se met tout dun coup à parler de tout autre chose comme si cela faisait partie du sujet débattu et était un argument contre ladversaire. Cela se fait avec discrétion si la diversion a quelque rapport avec le thème discuté ; avec imprudence si elle ne concerne que ladversaire et na rien à voir avec lobjet du débat. Toute dispute entre des gens du commun montre à quel point ce stratagème est quasi instinctif. En effet, quand lun fait des reproches personnels à lautre, celui-ci ne répond pas en les réfutant mais en faisant à son tour des griefs personnels à son adversaire, laissant de côté ceux quon lui a faits et semblant donc reconnaître leur bien-fondé. Dans les querelles, une telle diversion ne vaut rien parce quon laisse tomber les reproches reçus et que les témoins apprennent tout le mal possible des deux parties en présence. On peut lutiliser dans la controverse faute de mieux. Ex. : Tu as un grand nez! Moins grand que le tien! Tu pues! Té fou! Toi aussi! Non, cest toi! Paf! Pif! Paf! 30. Mystifier (Name Dropping) Au lieu de faire appel à la raison, il faut se servir dautorités reconnues en la matière selon le degré des connaissances de ladversaire. « Chacun préfère croire plutôt que juger » a dit Sénèque. On a donc beau jeu si lon a de son côté une autorité respectée par ladversaire. Cependant, il y aura pour lui dautant plus dautorités valables que ses connaissances et ses aptitudes sont limitées. Si celles-ci sont de tout premier ordre, il ne reconnaîtra que peu dautorités ou même aucune. À la rigueur, il fera confiance aux gens spécialisés dans une science, un art ou un métier quil connaît peu ou pas du tout, et encore ne le fera-t-il quavec méfiance. En revanche, les gens du commun ont un profond respect pour les spécialistes en tout genre. Ils ignorent que la raison pour laquelle on fait profession dune chose nest pas lamour de cette chose mais de ce quelle rapporte. Et que celui qui enseigne une chose la connaît rarement à fond car, sil létudiait à fond, il ne lui resterait généralement pas de temps pour lenseigner. Mais pour le profane, il y a beaucoup dautorités dignes de respect. Donc si on nen trouve pas dadéquate, il faut en prendre une qui le soit en apparence et citer ce que quelquun a dit dans un autre sens ou dans des circonstances différentes. Ce sont les autorités auxquelles ladversaire ne comprend pas un traître mot qui font généralement le plus deffet. Les ignorants ont un respect particulier pour les figures de rhétorique grecques et latines. On peut aussi en cas de nécessité, non seulement déformer mais carrément falsifier ce que disent les autorités, ou même inventer purement et simplement ; en général, ladversaire na pas le livre sous la main et ne sait pas non plus sen servir. Ex. : Un curé français qui, pour ne pas être obligé de paver la rue devant sa maison, comme les autres citoyens, citait une formule biblique : paveant illi, ego non pavebo (Quils tremblent, moi, je ne tremblerai pas). Ce qui convainquit le conseil municipal. Il faut aussi utiliser en matière dautorités les préjugés les plus répandus. Car la plupart des gens pensent avec Aristote : « Ce qui paraît juste à une multitude, nous disons que cest vrai » (Éthique à Nicomaque) : il ny a en effet aucune opinion, aussi absurde soit-elle, que les hommes naient pas rapidement adoptée dès quon a réussi à les persuader quelle était généralement acceptée. Lexemple agit sur leur pensée comme sur leurs actes. Ce sont des moutons qui suivent le bélier de tête, où quil les conduise : il leur est plus facile de mourir que de penser. Il est très étrange que luniversalité dune opinion ait autant de poids pour eux puisquils peuvent voir sur eux-mêmes quon adopte des opinions sans jugement et seulement en vertu de lexemple. Mais ils ne le voient pas parce quils sont dépourvus de toute connaissance deux-mêmes. Seule lélite dit avec Platon : « à une multitude de gens, une multitude didées paraissent justes, c'est-à-dire le profane na que bêtises en tête, et si on voulait sy arrêter, on aurait beaucoup à faire. Si on parle sérieusement, le caractère universel dune opinion nest ni une preuve ni même un critère de probabilité de son exactitude. [Il ny a quà penser à tous les dogmes jadis reconnus officiellement par des sociétés entières et qui par la suite se sont avérés complètement faux. Par exemple, Ptolémée contre Copernic]. Ce que lon appelle lopinion commune est, à y bien regarder, lopinion de deux ou trois personnes ; et nous pourrions nous en convaincre si seulement nous observions comment naît une telle opinion. [Comme pour le ragot], nous verrions alors que ce sont deux ou trois personnes qui lont admise ou avancée ou affirmée, et quon a eu la bienveillance de croire quelles lavaient examinée à fond ; préjugeant de la compétence suffisante de celles-ci, quelques autres se sont mises également à adopter cette opinion ; à leur tour, un grand nombre de personnes se sont fiées à ces dernières, leur paresse [ou séduction] les incitant à croire demblée les choses plutôt que de se donner le mal de les examiner. Ainsi sest accru de jour en jour le nombre de ces adeptes paresseux et crédules [et séduits] ; car une fois que lopinion eut pour elle un bon nombre de voix, les suivants ont pensé quelle navait pu les obtenir que grâce à la justesse de ses fondements. Les autres sont alors contraints de reconnaître ce qui était communément admis pour ne pas être considérés comme des esprits inquiets sinsurgeant contre des opinions universellement admises ou comme des impertinents se croyant plus malins que tout le monde. Adhérer devint alors un devoir. Désormais, le petit nombre de ceux qui sont capables de juger est obligé de se taire ; et ceux qui ont le droit de parler sont ceux qui sont absolument incapables de se forger une opinion et un jugement à eux, et qui ne sont donc que lécho de lopinion dautrui. Ils en sont cependant des défenseurs dautant plus ardents et plus intolérants. Car ce quils détestent chez celui qui pense autrement, ce nest pas tant lopinion différente quil prône que loutrecuidance quil y a à vouloir juger par soi-même ce quils ne font bien sûr jamais eux-mêmes, et dont ils ont conscience dans leur for intérieur. Bref, très peu de gens savent réfléchir, mais tous veulent avoir des opinions ; que leur reste-t-il dautre que de les adopter telles que les autres les leur proposent au lieu de se les forger eux-mêmes? Puisquil en est ainsi, que vaut lopinion de cent millions dhommes? Autant que, par exemple, un fait historique attesté par cent historiens quand on prouve ensuite quils ont tous copié les uns sur les autres et quil apparaît ainsi que tout repose sur les dires dune seule personne. Néanmoins, on peut, quand on se querelle avec des gens du commun, utiliser lopinion universelle comme autorité. Dune manière générale, on constatera que quand deux esprits ordinaires se querellent, ce sont des personnalités faisant autorité quils choisissent lun et lautre comme armes, et dont ils se servent pour se taper dessus. Si une tête mieux faite a affaire à quelquun de ce genre, le mieux est quil accepte de recourir lui aussi à cette arme, en la choisissant en fonction des faiblesses de son adversaire. Car, comparée à larme des raisons, celle-ci est, par hypothèse, un Siegfried blindé, plongé dans les flots de lincapacité de penser et juger. Au tribunal, on ne se bat en fait que par autorités interposées, à savoir, lautorité bien établie des lois : la tâche du pouvoir judiciaire est de découvrir la loi, c'est-à-dire lautorité applicable dans le cas en question. Mais la dialectique a suffisamment de champ daction car, si cest nécessaire, le cas traité et une loi, qui ne vont en réalité pas ensemble, peuvent être déformés jusquà ce quon les juge concordants ; ou linverse. 31. Se déclarer incompétent Si on ne sait pas quoi opposer aux raisons exposées par ladversaire, il faut, avec une subtile ironie, se déclarer incompétent. De cette façon, on insinue, face aux auditeurs qui vous apprécient, que ce sont des inepties. Ex. : « Ce que vous dîtes-là dépasse mes faibles facultés de compréhension ; cest peut-être tout à fait exact, mais je narrive pas à comprendre et je renonce à tout jugement. » Cest ainsi quà la parution de la Critique de la raison pure, ou plutôt dès quelle commença à faire sensation, de nombreux professeurs de la vieille école éclectique déclarèrent : « nous ny comprenons rien », croyant par là lui avoir réglé son compte. Mais quand certains adeptes de la nouvelle école leur prouvèrent quils avaient raison, et quils ny comprenaient vraiment rien, cela les mit de très mauvaise humeur. Il ne faut utiliser ce stratagème que quand on est sûr auprès des auditeurs dune considération nettement supérieure à celle dont jouit ladversaire. Ex. : Quand un professeur soppose à un étudiant. À vrai dire, cette méthode fait partie du stratagème précédent et consiste, de façon très malicieuse, à mettre sa propre autorité en avant au lieu de fournir des raisons valables. La contre-attaque est alors de dire : « Permettez, mais vu votre grande capacité de pénétration, il doit vous être facile de comprendre ; tout cela est dû à la mauvaise qualité de mon exposé », et de lui ressasser tellement la chose quil est bien obligé, bon gré mal gré, de la comprendre, et quil devient clair quil ny comprenait effectivement rien auparavant. Ainsi on a rétorqué. Il voulait insinuer que nous disions des « bêtises » nous avons prouvé sa « sottise ». Tout cela avec la plus parfaite des politesses. 32. Faire une association dégradante Nous pouvons rapidement éliminer ou du moins rendre suspecte une affirmation de ladversaire opposée à la nôtre en la rangeant dans une catégorie exécrable, pour peu quelle sy rattache par similitude ou même très vaguement. Ex. : Cest du communisme, cest de lathéisme, cest de la tyrannie, cest du banditisme etc. Cette affirmation suppose deux choses : a) Que laffirmation en question, « cest bien connu », est réellement identique à cette catégorie, ou au moins contenue en elle. b) Que cette catégorie est déjà totalement réfutée et ne peut contenir un seul mot de vrai. 33. Opposer théorie et pratique « Cest peut-être vrai en théorie, mais en pratique cest faux. » Cette affirmation pose une impossibilité : ce qui est juste en théorie doit aussi lêtre en pratique ; si ce nest pas le cas, cest quil y a une erreur dans la théorie ; par conséquent, cest également faux en théorie 34. Insister sur le point qu'il détourne Si un adversaire ne donne pas une réponse directe à une question ou à un argument, mais se dérobe au moyen dune autre question ou dune réponse indirecte, ou même essaie de détourner le débat, cest la preuve évidente que nous avons touché un point faible de sa part (parfois sans le savoir) : cest une façon relative de se taire. Il faut donc insister sur le point où nous avons mis le doigt et ne pas laisser ladversaire tranquille, même lorsque nous ne voyons pas encore en quoi consiste au juste la faiblesse que nous avons décelée. 35. Faire voir qu'il se tire dans le pied Si lon peut faire sentir à ladversaire que son opinion, si elle était valable, causerait un tort considérable à ses intérêts, il la laissera tomber aussi vite quun fer rouge dont il se serait imprudemment emparé. Ex. : Un ecclésiastique soutient un dogme philosophique. Il faut lui faire remarquer que celui-ci est en contradiction directe avec un dogme fondamental de son Église. En général, une once de volonté et de conviction pèse plus lourd quun quintal dintelligence et de raisonnement. Ce qui nous est défavorable paraît généralement absurde à lintellect. Ce stratagème pourrait sintituler « attaquer larbre par la racine ». 36. Étourdir par la parole Déconcerter, stupéfier ladversaire par un flot insensé de paroles. Ex. : Débiter dun air très sérieux des bêtises qui ont un air savant et profond. En contrepartie, celui qui ne sy laisse pas prendre pourra puiser dans ce flot de paroles les confusions et les dénoncer en démontrant en quoi ces arguments sont hors contextes et incohérents. 37. Réfuter en dénonçant la preuve (Ce stratagème devrait être lun des premiers). Si ladversaire a raison et quil choisit une mauvaise preuve, il nous est facile de réfuter cette preuve, et nous prétendons alors que cest là une réfutation de lensemble. Si aucune preuve plus exacte ne lui vient à lesprit, nous avons gagné. Ex. : Par exemple, contrer quelquun qui, pour prouver lexistence de Dieu, avance la preuve ontologique qui est parfaitement réfutable. Cest le moyen par lequel de mauvais avocats perdent une juste cause : ils veulent la justifier par une loi qui nest pas adéquate, alors que la loi adéquate ne leur vient pas à lesprit. 38. Ultime stratagème : injurier Si lon saperçoit que ladversaire est supérieur et que lon ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers. Être désobligeant, cela consiste à quitter lobjet de la querelle (puisquon a perdu la partie) pour passer à ladversaire, et à lattaquer dune manière ou dune autre dans ce quil est. Mais quand on passe aux attaques personnelles, on délaisse complètement lobjet et on dirige ses attaques sur la personne de ladversaire. On devient donc vexant, méchant, blessant, grossier. Cest un appel des facultés de lesprit à celles du corps ou à lanimalité. Ce stratagème est très apprécié car chacun est capable de lappliquer, et il est donc souvent utilisé.Remarquez qui utilise ce genre de tactiques autour de vous. Ce sont généralement ceux qui ont le moins d'humanité, les plus méprisables spécimens de l'espèce humaine...