Ce qui suit est extrait des pages 177 à 179 du "Moi-peau" de Didier Anzieu, Editions Dunod.
L'opposition du chaud et du froid est une des distinctions de base que le Moi-peau permet d'acquérir et qui joue un rôle notable dans l'adaptation à la réalité physique, dans les oscillations de rapprochement et d'éloignement, dans la capacité de penser par soi-même. Je rappelle le cas de transfert paradoxal (que j'ai rapporté dans mon article sur ce thème : cf. Anzieu D., 1975 b), où les perturbations de l'équilibre de l'humeur, l'obstination masochiste à maintenir une vie conjugale insatisfaisante, certaines faillites du raisonnement, ont pu être rattachées par le travail psychanalytique notamment à une altération précoce de la distinction du chaud et du froid.
Observation d'Erronée
Il s'agit d'une femme pour laquelle je n'ai pas trouvé de meilleur pseudonyme que celui d'Erronée, étant donné la fréquence et l'intensité dramatique avec lesquelles il lui fut opposé, tout au long de son enfance et souvent encore de son âge adulte, que ce qu'elle ressentait était erroné. Enfant on la baignait, non pas en même temps que son petit frère, ce qui eût été indécent, mais juste avant. Aussi, afin que le bain fût à la température convenable pour le garçon, on préparait pour Erronée un bain brûlant dans lequel on la plongeait de force. Si elle se plaignait de la chaleur excessive, la tante qui, les deux parents travaillant, avait la charge des enfants la traitait de menteuse. Si elle criait de malaise, la mère, appelée pour avis, l'accusait de simagrées. Quand elle sortait de la baignoire rouge comme une écrevisse, titubante et sur le point de défaillir, le père qui dans l'intervalle était venu en renfort, lui reprochait de n'avoir ni tonus ni caractère. Elle ne fut prise au sérieux que le jour où elle s'affaissa prise de syncope. Elle eut à subir d'innombrables situations analogues suscitées par la jalousie de cette tante abusive, par l'indifférence lointaine d'une mère accaparée par son métier et par le sadisme du père. En voici un trait présentant un caractère de double contrainte (double bind). Elle qui, toute petite, avait été vouée par sa tante et sa mère aux bains brûlants, fut, ayant grandi, interdite de bain par son père les bains chauds sont amollissants pour le corps et le caractère et vouée à des douches froides qu'elle avait obligation de prendre hiver comme été dans une cave non chauffée de la maison où l'appareil avait été installé de façon délibérée. Le père venait contrôler sur place, même quand sa fille devint pubère.
Erronée revécut d'innombrables fois dans ses séances de psychanalyse la difficulté de me communiquer ses pensées et ses affects dans la terreur que je ne dénie leur vérité. Elle éprouvait brusquement sur le divan une sensation de froid glacial. Souvent elle gémissait et éclatait impulsive-ment en sanglots. Plusieurs fois, il lui arriva d'éprouver en séance un état intermédiaire entre l'hallucination et la dépersonnalisation : la réalité n'était plus la réalité, sa perception des choses s'embuait, les trois dimensions de l'espace vacillaient ; elle-même continuait d'exister mais séparée de son corps, à l'extérieur de celui-ci. Expérience qu'elle comprit d'elle-même, quand elle l'eut verbalisée suffisamment en détail, comme la reviviscence de sa situation infantile dans la salle de bains, quand son organisme était à la limite de l'évanouissement.
J'ai cru pouvoir faire avec Erronée l'économie du transfert paradoxal : en cela, ce fut mon tour d'être erroné. Elle m'avait témoigné assez vite un transfert positif et je pus, en m'appuyant sur lui, lui démonter le système paradoxal dans lequel l'avaient mis ses parents et dont elle ne ces-sait de me parler. Cette alliance thérapeutique positive produisit d'heureux effets dans sa vie sociale et professionnelle et dans sa relation avec ses enfants. Mais elle restait hypersensible et fragile : la moindre remarque d'un interlocuteur habituel de sa vie ou de moi-même la plongeait dans ce désarroi profond où elle n'était plus sûre de ses propres sensations, idées et désirs, où les limites de son Moi s'estompaient. Brusquement elle bascula dans le transfert paradoxal, localisant désormais ses difficultés dans la cure avec moi, me vivant comme celui dont elle ne pouvait se faire entendre et dont les interprétations (qu'elle m'attribuait ou dont elle déformait le sens) visaient à la négation systématique d'elle-même. Sa cure ne recommença à progresser que :
quand j'eus pleinement accepté d'être l'objet d'un transfert paradoxal ;
quand elle eut la preuve à la fois qu'elle pouvait m'atteindre émotionnellement mais que je restais ferme dans mes convictions.
En déniant que l'enfant ressente effectivement ce qu'elle ressentait : « ta sensation d'avoir trop chaud est fausse, c'est ce que tu dis, mais ce n'est pas vrai que tu l'éprouves ; les parents savent mieux que les enfants ce que ceux-ci ressentent ; ni ton corps ni ta vérité ne t'appartiennent », les parents se situaient non plus sur le terrain moral du bien et du mal mais sur celui, logique, de la confusion du vrai et du faux et leur paradoxe obligeait l'enfant à intervertir le vrai et le faux. D'où les troubles consécutifs dans la constitution des limites du Moi et de la réalité, dans la communication à autreui de son poin de vue. Ainsi s'instaure ce qu'Arnaud Lévy a, dans une communication restée inédite, décrit comme une subvrsion logique, comme un pervertissement de la pensée, nouvelle forme de la pathologie perverse venant s'ajouter aux perversions sexuelles et à la perversion morale.
Fin de citation.
J'ai apprécié ce passage comme archétypique de la double contrainte pour interdire toute autoréférence sur ses propres sensations.